Ils sont quatre. Quatre livres de petite taille, qui passeraient facilement inaperçus dans une bibliothèque à côté de tant d’œuvres intégrales beaucoup plus impressionnantes. Pourtant ce sont les livres les plus lus de l’humanité. Ils s’appellent simplement évangile, bonne nouvelle selon Matthieu, Marc, Luc et Jean, et prétendent raconter l’histoire d’un homme, Jésus, au destin si exceptionnel.
Mais cette histoire est-elle authentique ? Pour la science moderne, ils présentent de lourds défauts qui les rendent objet de soupçon : pourquoi par exemple ne disent-ils rien de l’aspect physique de Jésus ? Ils ne nous fournissent même pas l’année exacte de la mort de cet homme qu’ils considèrent comme le plus important de toute l’histoire ! L’accusation est donc lancée : les évangiles seraient des écrits « mythiques » qui ne doivent pas être considérés comme historiques.
Nous allons montrer au contraire que les évangiles racontent bien l’histoire authentique de Jésus de Nazareth, et que ceci est essentiel pour la foi catholique.
En fait ce n’est que très tardivement que le soupçon s’est formé. Au long de nombreux siècles, tout naturellement, les chrétiens ont accueilli, écouté et vénéré les évangiles comme l’histoire authentique de Jésus. C’est la thèse la plus simple et celle qui nourrit notre foi : ces hommes qui ont vécu avec lui ont voulu transmettre leur expérience aux premières communautés chrétiennes. Dans ces réunions entre frères, au milieu des persécutions, l’évangile était l’histoire qui unissait les cœurs autour du Seigneur, et qui se « matérialisait » dans l’Eucharistie. On pleurait en écoutant la Passion, on s’instruisait par les paraboles, on partageait les récits de la Résurrection. Et l’on voulait transmettre ce feu à la terre entière... c’est ainsi qu’on est arrivé au texte écrit, nécessaire pour le culte et la catéchèse, instrument commun des missionnaires de par le monde.
Ce n’est qu’au XVIIIème siècle, avec l’avènement du rationalisme, que des intellectuels ont commencé à mettre en doute ce bien-fondé des évangiles. Ils furent alors considérés comme une sorte de biographie ingénue, un conte de fée très bien monté mais qui ne résisterait pas à un examen critique. Et l’on énuméra les défauts des évangiles :
contradictions entre les récits d’un même fait : Jésus a-t-il prononcé huit béatitudes ou seulement quatre ? (Cf. Matthieu 5, Luc 6)
silence sur 30 années du personnage principal (c’est un peu fort pour le Sauveur du monde !),
on ne dispose pas d’une description rigoureuse de Jésus (quelle est sa psychologie, son aspect physique ?), etc.
Avec le temps, ce soupçon s’est affermi et est arrivé à son expression la plus extrême chez un auteur comme Bultmann. Dans son livre Jésus de 1926, il écrit : « je pense définitivement que nous ne pouvons rien savoir de la vie et de la personnalité de Jésus, parce que les sources chrétiennes ne s’y sont pas intéressées. » Pour lui, il n’y a aucune relation possible entre le Jésus de l’histoire et celui de la foi : nous ne savons rien du Jésus historique (cet homme concret qui aurait vécu en Palestine il y a vingt siècles) mais il faut croire au Christ de la foi (Jésus-Christ, le Sauveur de l’humanité).
Aujourd’hui, au contraire, la grande majorité des scientifiques s’accorde pour reconnaître dans les évangiles de véritables biographies de Jésus. Mais qui ne sont pas « scientifiques » au sens moderne : tout simplement parce qu’ils n’ont pas été écrits au vingtième siècle ! Comment pourrait-on attendre d’eux les mêmes éléments que les biographies contemporaines ? On en serait presque à exiger une photographie de Jésus pour croire ce qu’ils nous disent ! Mais à leur époque, les auteurs sacrés ont écrit des biographies authentiques, selon les critères de l’époque, et l’on ne peut absolument pas les qualifier de « pieux créateurs du mythe Jésus ». C’est ce que nous allons analyser maintenant.
L’intention des quatre évangélistes fut bien de transmettre l’histoire de Jésus, sans rien y changer ni ajouter. C’est ainsi que Luc écrit dans son prologue :
Puisque beaucoup ont entrepris de composer un récit des évènements qui se sont accomplis parmi nous, d’après ce que nous ont transmis ceux qui furent dès le début témoins oculaires et serviteurs de la Parole, j’ai décidé, moi aussi, après m’être informé de tout depuis les origines, d’en écrire pour toi l’exposé suivi, excellent Théophile, pour que tu te rendes bien comptes de la sûreté des enseignements que tu as reçus. (Lc 1, 1-4).
Mais utilisons les outils de la science moderne pour soutenir Luc dans son intention. Pour ce faire, il suffit de comparer les évangiles à d’autres livres de l’époque qui se sont présentées comme des biographies rigoureuses de personnages célèbres. Un résumé de ce travail est présenté par le chercheur R. Burridge (1), où la vie de Jésus est mise en parallèle avec dix biographies célèbres de l’antiquité, comme la fameuse série des Césars de Suétone. La comparaison est étonnante : c’est exactement la même structure et la même manière de présenter l’histoire, bien loin des récits mythologiques qui abondaient à l’époque. Ainsi :
les évangiles commencent par une brève introduction (nous avons mentionné celle de Luc)
Jésus lui-même est bien le protagoniste principal, comme dans toutes les œuvres comparées
il est décrit à travers ses actes (notamment ses miracles et ses discours), comme tous les personnages célèbres de l’Antiquité
la Passion prend une place très importante, comme c’est le cas dans les autres biographies (par exemple celle de Caton décrite par Plutarque).
Même l’évangile de Jean, qui pourrait être vu comme une réflexion spirituelle sans valeur historique, résiste à la même analyse. Et l’on voit bien que ces quatre livres ont un style très différent des autres du Nouveau Testament (lettres de Saint Paul par exemple).
L’évidence saute donc aux yeux : les évangiles sont des biographies authentiques de Jésus de Nazareth.
Que répondre aux objections initiales ? Tout simplement une constatation de bon sens : lorsque quatre récits diffèrent légèrement sur les faits, et non sur le fond, c’est qu’ils proviennent de sources différentes. Imaginons un rapport de police sur un crime dont quatre personnes ont été témoins. Chacune aura sa façon de raconter l’évènement, il y aura des détails qui ne concordent pas, mais elles exprimeront en toute vérité ce qu’elles ont vu. Idem pour les évangiles : ces différences prouvent même qu’ils n’ont pas été inventés !
De même, les trente ou quarante premières années des héros sont toujours présentées très brièvement, voire même passées sous silence : l’accent est plutôt mis sur la période décisive de leur vie et de leur mort. Les trente années cachées à Nazareth ne démentent donc pas les évangiles : elles témoignent plutôt de l’humilité de Jésus qui a voulu aller jusqu’au bout de l’Incarnation.
Pourquoi cette question est-elle si importante ? Finalement, ne pourrait-on pas croire au message de Jésus même sans rien savoir sur son histoire réelle ?
En fait, au cœur de la foi chrétienne, se trouve l’histoire concrète de Jésus. Pour croire en Lui, il faut contempler ses actions et écouter ses paroles, sentir sa présence au chevet de l’humanité malade, le voir monter sur le Calvaire. Sa Passion, décrite si longuement dans l’Evangile, est vraiment une histoire concrète qui nous rejoint dans nos souffrances. Et c’est sa Résurrection, en ce dimanche qui suivait la Pâque juive de l’an 33, qui donne un sens à notre vie. Dans la personne de Jésus, nous découvrons Dieu lui-même et tous ses actes concrets - même les plus insignifiants - font partie de sa grande œuvre de Salut de l’humanité. C’est pour cela que les évangélistes nous décrivent sa vie : pour nous transmettre la foi. Comme le dit Saint Jean à la conclusion de son évangile :
Jésus a fait sous les yeux de ses disciples encore beaucoup d’autres signes, qui ne sont pas écrits dans ce livre. Ceux-là ont été mis par écrit, pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et pour qu’en croyant vous ayez la vie en son nom. (Jn 20, 30-31).
Mépriser les évangiles comme n’étant pas historiques, c’est donc perdre toute possibilité d’une vraie foi, d’une foi vécue et aimée. Ecoutons l’exemple de Saint Ignace d’Antioche, le quatrième Pape, conduit à Rome dans sa vieillesse pour y être martyrisé, mangé par les bêtes fauves. Il écrit à une communauté chrétienne pour les mettre en garde contre l’erreur de ne pas croire que la Passion a bien été réelle (docétisme) :
Car si, comme le disent certains athées, c’est-à-dire des infidèles, il n’a souffert qu’en apparence, moi, pourquoi suis-je enchaîné ? Pourquoi donc souhaiter de combattre contre les bêtes ? C’est donc pour rien que je me livre à la mort ? Ainsi donc je mens contre le Seigneur ! Fuyez donc ces mauvaises plantes parasites ; elles portent un fruit qui donne la mort, et si quelqu’un en goûte, il meurt sur-le-champ (lettre à la communauté de Tralles 10-11, 1).
Pour en finir avec cette idée d’un Jésus « mythique », pensons aux nombreux martyrs qu’il a suscités. Les apôtres, par exemple, qui sont morts dans des supplices extrêmes : ces pêcheurs de Galilée auraient-ils donné leur vie pour un simple mythe, une belle idée rhétorique sur le partage ? Les romains restaient stupéfaits de leur courage, eux qui ne croyaient plus en leurs dieux de l’Olympe, et ils enrageaient devant l’amour qui va jusqu’à l’extrême. Ne serait-ce pas la même attitude d’une certaine culture moderne face à la foi de l’Eglise ?
Dans ce cas, seul le témoignage de la charité pourra convertir les cœurs.
Les évangiles sont écrits par des hommes qui ont été parmi les premiers à avoir la foi et qui veulent la faire partager à d’autres. Ayant connu dans la foi qui est Jésus, ils ont pu voir et faire voir les traces de son mystère dans toute sa vie terrestre. Des langes de sa nativité jusqu’au vinaigre de sa passion et au suaire de sa Résurrection, tout dans la vie de Jésus est signe de son mystère. A travers ses gestes, ses miracles, ses paroles, il a été révélé qu’« en Lui habite corporellement toute la plénitude de la divinité » (Col 2, 9). Son humanité apparaît ainsi comme le « sacrement », c’est-à-dire le signe et l’instrument de sa divinité et du salut qu’Il apporte : ce qu’il y avait de visible dans sa vie terrestre conduisit au mystère invisible de sa filiation divine et de sa mission rédemptrice. (CEC, n. 515)
(1) R. Burridge, What are the Gospels ? A comparison with Graeco-Roman Biography, Cambridge 1992.