Certes, mais plus précisément ? Si je suis une mère de famille au foyer, ou un étudiant en faculté, qu’ai-je à voir avec un rabbin juif, mort il y a deux mille ans ? Et l’amour exclusif du Christ n’est-il pas être un prétexte pour ne pas aimer mon prochain ? Ou encore : le christocentrisme, n’est-ce pas une « recette » pour être plus efficaces dans la vie spirituelle ? Et enfin : quelle nouveauté dans la spiritualité de l’Eglise, qui a toujours été centrée sur la personne de son divin Fondateur ?
Toutes ces interrogations nous invitent à remonter à l’essentiel. Ecoutons ce que nous rappelait le Saint Père Benoît XVI : « À l’origine du fait d’être chrétien, il n’y a pas une décision éthique ou une grande idée, mais la rencontre avec un événement, avec une Personne, qui donne à la vie un nouvel horizon et par là son orientation décisive. » (2) Jésus est donc le Sauveur : il est « sorti » de la Trinité à la recherche de la brebis perdue, Il est venu trouver l’homme égaré dans l’angoisse de son péché, Il l’a mis sur ses épaules et l’a ramené dans la maison du Père. Voilà tout le message de l’Evangile, et le sens de sa mort sur la Croix. Si nous sommes chrétiens, c’est que nous accueillons ce Sauveur. Et pas seulement cela : nous voyons en Lui l’homme parfait, un exemple très proche de nous. Le Concile Vatican II s’en est émerveillé : « Par son incarnation, le Fils de Dieu s’est en quelque sorte uni lui-même à tout homme. Il a travaillé avec des mains d’homme, il a pensé avec une intelligence d’homme, il a agi avec une volonté d’homme, il a aimé avec un coeur d’homme. Né de la Vierge Marie, il est vraiment devenu l’un de nous, en tout semblable à nous, hormis le péché » (3)
Chacun d’entre nous parcourt un chemin différent : une vie parfois tortueuse au milieu du monde. Saint Augustin en est un exemple. Que d’erreurs, que de chemin parcouru à tâtons dans la philosophie manichéenne et dans son concubinage ! Mais son chemin rencontre un jour celui de Jésus : son âme se laisse fasciner par ses paroles, et l’exemple d’amour du Maître sur la Croix rejoint sa solitude. Et nous aussi lorsque nous rencontrons le Christ : l’Evangile soudain illumine notre vie, les sacrements deviennent notre aliment spirituel. Et Jésus-Christ cesse d’être un personnage historique : comme un acteur qui descendrait de scène pour serrer la main des spectateurs, il devient notre ami intime qui écoute nos confidences et nous console dans la tristesse ; il se fait Père et nous nourrit chaque jour de l’Eucharistie, son propre corps : et nous nous transformons en Lui, comme deux personnes qui s’aiment se transforment mutuellement. Être chrétien, c’est aimer le Christ ; aimer le Christ, c’est devenir semblable à Lui ; semblable au point de partager ses amours, ses sentiments, ses tristesses...
Alors, on se sépare du monde ? Non, comme Saint Augustin qui devint évêque et juge civil à Hippone. Comment cet amour du Christ pourrait-il être exclusif ? Lorsque le cœur aime en vérité, il se dilate et s’ouvre aux autres, comme celui d’une mère de famille avec ses enfants successifs. Le chrétien, donc, aime le Christ et par Lui apprend à aimer beaucoup plus : en commençant par son prochain, qui est à son image ; mais aussi l’Eglise, corps vivant et agissant du Christ ; le Pape, son Vicaire sur la terre ; et bien sûr Marie, qui est sa Mère... la charité devient le grand commandement. A la fin de notre vie, nous serons interrogés sur l’amour : si nous avons aimé ou pas. Les autres réalisations, les autres œuvres seront en fonction de la grande réalisation du commandement nouveau de l’amour fraternel.
Bien sûr, cette expérience est celle de tous les chrétiens : alors, pourquoi tant de Mouvements, tant de groupes de prières si différents, tant d’écoles de spiritualité ? Tout simplement, parce que chaque baptisé trouve son propre chemin pour devenir saint. Le sommet est le même pour tous : la vie dans le Christ. Mais les saints nous invitent à les imiter selon des parcours différents. Cependant, toute spiritualité est christocentrique, pour faire connaître le Christ par les sacrements, les retraites, l’accompagnement spirituel... L’expérience du Christ est personnelle, certes, mais « un chrétien seul est un chrétien en danger » : les Mouvements et écoles de spiritualité offrent donc les moyens de vivre cet amour à l’intérieur de l’Eglise, dans une communauté.
Tout bien réfléchi, l’homme n’a que deux options dans la vie : ou bien suivre la tendance naturelle de l’égoïsme, se replier sur soi, vivre comme un système planétaire fermé qui tourne toujours autour de soi et des propres intérêts. Ou bien vaincre cette force par la force supérieure de l’amour du Christ, qui ouvre l’homme à Dieu, à son prochain, à l’Eglise. Egocentrisme ou Christocentrisme ? Le chrétien connaît le chemin pour pouvoir s’exclamer avec Saint Paul : « Ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi » (4).
(1) Phi 1, 21
(2) Benoît XVI, Dieu est amour, n.1
(3) Gaudium et Spes, 22-23
(4) Gal 2, 20