Dans la nuit du 12 au 13 juin 1998, la tempête fait rage au large de la Bretagne. Projeté dans les flots depuis son voilier, le navigateur Eric Tabarly trouve la mort, happé par les vagues et l’obscurité. Cette disparition brutale soulève une émotion considérable. Une remarque revient souvent dans les médias : il ne pouvait pas souhaiter plus belle mort.
Cette réflexion, nous l’entendons souvent : pour la personne qui, terrassée par un infarctus, ne s’est pas vue mourir, pour celle qui ne s’est pas réveillée d’une opération, pour celui qui, dans un accident, est mort sur le coup.
Nous sommes rassurés lorsqu’un malade gravement atteint n’a pas conscience de son état. Nous redoutons la déchéance et la dégradation progressive du corps et des facultés, la lente agonie, même indolore. En fait, nous supportons très mal la pensée d’un affrontement conscient avec la perspective de notre mort. Dans la mentalité ambiante, la plus belle mort, celle qu’il faut souhaiter pour soi, c’est celle qu’on ne voit pas venir. Une mort rapide et sans souffrances. Ne pas se voir mourir !
" Être aimé de Dieu, être uni à Dieu, vivre en présence de Dieu, vivre pour Dieu : ô belle vie !... et belle mort ! "Mère Teresa
" Délivre-nous, Seigneur, d’une mort subite et imprévue ", demandait-on autrefois dans une prière (la litanie des saints). Notre mémoire est encore habitée par ces scènes qui nous semblent déjà lointaines : entourée de ses proches, la personne qui sent venir sa dernière heure met en ordre ses affaires et adresse à tous des paroles d’adieu. Elle laisse à chacun des recommandations et prononce des paroles de réconciliation. La mort vient la prendre sans la surprendre. Cette mort pleinement lucide, naturellement intégrée à la vie, semble être vécue sereinement. C’est pourtant d’elle que nous avons terriblement peur aujourd’hui.
Il n’y a pas de " belle mort " à proprement parler. En elle-même, la mort est toujours une violence, une absurdité. Mais il peut y avoir une belle mort pour chacun de nous.
Il y a quelques années, deux jeunes fiancés se préparaient à leur mariage. Diplômés, épanouis, une bonne situation en mains, familles unies, projets multiples. Tout semblait leur sourire. À quelques jours de leur mariage, en pleins préparatifs, ils se tuent tous les deux dans un accident de moto. Consternation, bien sûr. Mais une surprise attendait les familles. On retrouva, dans leurs affaires, un testament qu’ils avaient rédigé ensemble. Par une mystérieuse intuition, ils avaient senti que le fil pouvait être brutalement interrompu. Ils y avaient réfléchi et s’y étaient préparés, abandonnant par avance leur vie entre les mains de Dieu. Cette mort brutale ne les a pas surpris.
Quelles que soient ses circonstances, douces ou violentes, la plus belle mort est celle qui ne vient pas nous surprendre ; une mort qui n’est pas exclue de notre horizon humain, mais intégrée à notre chemin de vie. Celui qui nie être mortel se déshumanise.
Quel que soit le visage qu’elle prend, la plus belle mort est, pour chacun de nous, celle que nous vivons comme une nouvelle naissance.
Humainement, elle peut être vécue dans l’inquiétude, l’angoisse, la peur. La violence faite à notre nature peut être vécue douloureusement.
Ces manifestations sont souvent le signe d’un combat intérieur, d’une ultime purification. Certains ont déjà si bien accompli ce travail en eux-mêmes qu’ils passent la mort paisiblement.
Le 28 août 1991, Jean-Paul Yvernat, jeune prêtre de 34 ans, l’a vécue comme une liturgie, pleinement, en toute lucidité. Au cours d’une ascension avec de jeunes pèlerins dans les Alpes, il reçoit un bloc de rocher. Mortellement blessé, il vit ses derniers instants dans la paix et la prière, entouré des jeunes.
Arrachement, la mort est aussi élan ; départ, elle est aussi rencontre. Rencontre de Celui qui, depuis Pâques, nous a précédés et nous a tracé la voie.
Son acte d’amour et d’offrande a assumé toutes nos peurs, nos révoltes, nos refus. Notre mort est entrée dans sa Pâque. N’imaginons pas qu’il se contente de se tenir sur le seuil, de l’autre côté, en nous regardant faire la traversée. Uni à chacun de nous, si nous y consentons, il refait le trajet avec nous.
Nous ne sommes donc pas seuls dans la traversée, abandonnés à nous-mêmes. À condition de lui remettre notre liberté dans un ultime acte d’offrande de nous-même à l’amour du Père. Sur les rivages d’Afrique, la mer vient battre la grève en rouleaux puissants. Pour s’engager en haute mer, il faut passer la " barre ", cette zone dangereuse où l’homme ne peut s’opposer à la force des éléments.
Une seule solution : prendre la vague en suivant son mouvement, en se laissant porter sur sa crête, sans lui opposer de résistance. La plus belle mort est pour chacun de nous ce passage lucide de la barre, dans un abandon confiant, pour rejoindre l’océan de l’Amour divin.